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Eza Boto, la nouvelle exposition au Jardin des Plantes de Rouen
Yves Chatap, directeur artistique, lance sa nouvelle exposition « La clairière d’Eza Boto » le 19 mai 2021, avec son premier opus au Jardin des Plantes de Rouen.
Après deux années de travail, Yves Chatap, soutenu par la ville de Rouen, la métropole et le Jardin des Plantes, lance un tout nouveau projet culturel. « C’est une vraie prouesse pour 2021, ce n’était pas gagné au départ », commente le directeur artistique. Cette exposition s’inspire de l’oeuvre de Mongo Beti, sous le pseudonyme d’Eza Boto, Ville cruelle, auteur Franco-Camerounais ayant passé une partie de sa vie à Rouen. Anciennement professeur agrégé de Lettres au Lycée Pierre Corneille (Rouen), l’écrivain évoque dans son oeuvre la colonisation et le concept d’identité, sujets qui ont également touché la mairie de Rouen. « J’ai été sensible à sa plume », raconte Marie-André Maleville, adjointe à la mairie en charge de la culture.
Un espace ouvert aux rencontres collectives
Dans ce premier opus de « La clairière d’Eza Boto », qui démarre le mercredi 19 mai à l’Orangerie du Jardin des Plantes, trois artistes sont exposés : Mo Laudi ( Afrique du Sud), Becky Beh (Cameroun) et Samuel Fosso (Cameroun). L’exposition offre un espace ouvert aux rencontres collectives. « La clairière est un espace de construction et d’échange entre les visiteurs », explique Yves Chatap.
Un partenariat pédagogique
En partenariat avec le lycée Pierre Corneille, Evelyne Maguet, documentaliste de l’établissement et ses élèves ont participé à une collaboration pédagogique au sujet des différentes dominations actuelles en lien avec l’oeuvre de Mongo Beti. Les trois prochains opus de cette initiative culturelle se dérouleront jusqu’à la mi-septembre, à Rouen et ses alentours
Article de Paris Normandie du 18 mai 2021.
Mongo Béti, « mauvaise conscience » du Cameroun colonial et post-indépendance
La ville de Rouen rend hommage à l’écrivain camerounais, féroce contempteur des colonies et des avatars démocratiques de l’Afrique après 1960.
« Ce n’est pas parce qu’on a rendu l’âme qu’on est vraiment mort », faisait dire Mongo Béti à l’un de ses personnages dans son roman Trop de soleil tue l’amour (éd. Julliard, 1999). La maxime pourrait s’appliquer à celui dont l’œuvre rayonne toujours, vingt ans après sa mort, et auquel la ville de Rouen rend un hommage artistique, dans le cadre de la Saison Africa2020, à travers une série d’expositions et d’ateliers. L’occasion de revisiter l’itinéraire de ce penseur et écrivain camerounais qui vécut en exil en France durant une trentaine d’années.
Né Alexandre Biyidi Awala, en 1932, dans un village du Cameroun, au sein d’une famille de planteurs de cacaos, il a 21 ans lorsqu’il arrive en France, baccalauréat en poche et doté d’une bourse. Le paradoxe d’appartenir à un pays qui ne s’appartient pas le travaille. Nous sommes en 1953, l’Afrique entière rue sous le joug colonial. Comme la plupart des jeunes intellectuels africains d’alors, il fait ses études de lettres classiques tout en militant pour l’indépendance, dans des organisations de gauche françaises.
Parallèlement, il commence à rédiger ses premiers textes lors de séjours de vacances organisés par la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf). Ses camarades se gaussent : comment peut-on prétendre écrire quand ceux qu’on appelle écrivains sont des génies occidentaux des siècles passés tels Balzac, Hugo, Châteaubriand ? L’horizon paraît inatteignable.
Dénoncer l’iniquité, le mépris, la domination
Mais le jeune homme a du cran. Publié en 1954, Ville cruelle (éd. Présence africaine), son premier roman écrit sous le pseudo d’Eza Boto, marque d’emblée par son réalisme. Ici point de paradis perdu ou de mise en scène d’un continent au passé mythifié. Les héros doivent faire face à l’injustice et à la brutalité de la situation coloniale dans une ville « cruelle et dure avec ses gradés blancs, ses gardes régionaux, ses gardes territoriaux et leurs baïonnettes au canon, ses sens uniques et ses “Entrées interdites aux indigènes” ».
Son deuxième roman, Le Pauvre Christ de Bomba (éd. Présence africaine, 1956), signé Mongo Béti, s’en prend à l’évangélisation missionnaire. Le regard critique de l’auteur n’est pas dénué d’humour. Son personnage du père supérieur est persuadé que Dieu pardonnera aux Africains, « à la condition qu’ils renoncent à leurs erreurs passées et qu’ils prennent la bonne résolution de devenir des bons chrétiens ».
A 25 ans et déjà deux livres à son actif, Mongo Béti affirme avec vigueur ce qui va donner sens et dignité à sa vie : écrire pour dénoncer sans relâche l’iniquité, le mépris et toutes les formes de domination. « La fonction de l’écrivain n’est pas de donner bonne conscience [à la société], mais de lui fournir cette mauvaise conscience dont elle a besoin pour s’améliorer chaque jour davantage », expliquera-t-il.
C’est pourquoi, avec lui, tout le monde en prend pour son grade. Si deux autres romans, Mission terminée (éd. Buchet Chastel, 1957) et Le Roi miraculé (éd. Buchet Chastel, 1958) dénoncent, comme les premiers, le système colonial, il pourfend tout aussi bien par la suite les avatars démocratiques de l’Afrique post-indépendance, qui anéantissent les espoirs d’une nouvelle ère politique.
Répression de la France et de son affidé Ahidjo
Mongo Béti alignera ainsi, au fil des ans, une dizaine d’ouvrages décapants et subtils, salués par un lectorat grandissant, mais accueillis avec plus de méfiance par les autorités camerounaises et françaises. Il paiera très cher le prix de son engagement. Dans les années 1960, l’Etat camerounais lui retire sa bourse pour le contraindre à rentrer au pays. Il choisit l’exil, entre à l’Education nationale française, passe l’agrégation, se fixe à Rouen en 1965, où il enseigne, au lycée Corneille, le français, le latin et le grec. Il interrompt pour un temps l’écriture de livres, mais le sort de son pays d’origine ne le laisse pas en paix.
Quittant le roman pour l’essai, il publie en 1972 Main basse sur le Cameroun. Autopsie d’une décolonisation (éd. François Maspero), qui jette un éclairage sans concession sur la répression exercée par la France et son affidé, le président Ahmadou Ahidjo, durant la guerre de libération au Cameroun (1956-1975). Un dossier dramatique et obscur soigneusement effacé du récit national des pays concernés. Le livre est interdit en France.
Qu’à cela ne tienne, l’image de Mongo Béti en sort encore grandie. Il crée en 1978 Peuples noirs, Peuples africains, bimestriel politique et indépendant qui paraîtra jusqu’en avril 1991. Revenu à la fiction, il est invité par Bernard Pivot pour présenter son livre Les Deux Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur (éd. Buchet-Chastel, 1983) à la télévision. L’animateur aimerait évoquer la cocasserie du livre, mais Mongo Béti profite de la tribune qui lui est offerte pour dénoncer les régimes africains et la complicité silencieuse des autorités françaises. « Je fais partie des non-conformes », précise-t-il.
Librairie des peuples noirs
Au fil des ans, la stature de Mongo Béti s’est renforcée. Il est traduit dans plusieurs langues, étudié à l’international et est même inscrit dans les programmes de son pays natal… mais uniquement pour ses œuvres anticoloniales. « Il m’est arrivé d’entendre des Camerounais me réciter des extraits entiers de Ville cruelle », raconte sa veuve, Odile Biyidi-Tobner.
A l’âge de la retraite, en 1994, Mongo Béti peut enfin rentrer au Cameroun sans craindre d’être inquiété. L’accueil populaire sera inversement proportionnel au mépris des autorités. Des centaines d’admirateurs l’acclament à sa descente d’avion, la presse nationale se contente d’évoquer un « touriste français en visite au Cameroun ».
Mais le visiteur a bien l’intention de s’installer. Il ouvre à Yaoundé la Librairie des peuples noirs, lui qui a toujours cru en la puissance de l’écrit pour développer l’esprit critique et éveiller les consciences. Son décès en 2001 interrompt l’écriture de son dernier roman. Ironie de l’histoire, c’est encore en France que l’on célèbre aujourd’hui la mémoire de celui qui a rendu l’âme sans être jamais vraiment mort.
Kidi Bebey
Article du Monde Afrique du 29 mai 2021.
Rouen sur les traces de l’écrivain camerounais Mongo Beti
Ville cruelle, le livre de Mongo Beti, célèbre écrivain camerounais, signé sous le pseudo d’Eza Boto en 1954, sert de trame à une série de manifestations artistiques dans la ville de Rouen, où il a vécu plus de trente ans. Dans le cadre de la saison Africa 2020, enfin véritablement lancée, se relevant de la fermeture des lieux de culture pour cause de pandémie de Covid, les premières expositions qui lui sont consacrées sont désormais ouvertes au public. « La clairière d’Eza Boto » dans l’Orangerie du jardin des plantes de Rouen a en effet été inaugurée le 18 mai dernier. Le projet se décline en quatre opus, quatre expositions/événements déroulés comme quatre chapitres d’un livre. Chaque événement propose une immersion dans l’ouvrage de Mongo Beti, mêlant politique et poésie, peinture, sculpture et photographie, vidéos et performances. Un bel hommage à l’œuvre de l’écrivain devenue un classique de la littérature africaine. Vingt ans après la disparition de Mongo Beti, elle garde toujours sa force. « Ce projet est né d’une relecture de Ville cruelle, qui m’a amené à m’interroger sur l’importance de cet ouvrage pour la Saison Africa 2020. Le choix de Rouen était aussi légitime puisque Mongo Beti a enseigné de nombreuses années dans cette ville », explique Yves Chatap, commissaire de l’exposition.
Un écrivain exilé qui a jeté l’ancre à Rouen
Le bac en poche à l’âge de 21 ans, Mongo Beti, né Alexandre Biyidi Awala le 30 juin 1932, arrive en France pour poursuivre ses études. Rapidement, il publie son premier livre chez Présence africaine. À travers le regard de Banda, un jeune homme épris de liberté, un peu fanfaron et risque-tout, Ville cruelle dénonce l’injustice, le joug colonial, la malhonnêteté des commerçants et le poids de l’église, sans oublier d’égratigner les aînés, abusant de leur « sagesse ».
Professeur agrégé de lettres classiques, il se fixe en 1965 à Rouen où il enseigne le français, le latin et le grec au lycée Pierre-Corneille. Il poursuit en parallèle son travail d’écriture. En 1972, il publie un essai, Main basse sur le Cameroun, chez Maspero. Ce travail sans concession sur la guerre de libération du Cameroun (1956-1975), les exactions de la France avec la complicité du président camerounais Ahmadou Ahidjo, est tout simplement interdit en France. Aujourd’hui encore, un grand silence règne sur cette période. Résolument engagé, il crée, avec son épouse, la revue Peuples Noirs – Peuples Africains en 1978, un bi-mestriel politique et indépendant.
La clairière d’Eza Boto…
Pour Yves Chatap, commissaire de l’exposition, le projet « La clairière d’Eza Boto » redonne une histoire à ce premier pseudonyme de l’écrivain. « Je n’y croyais pas beaucoup ! Ils ont porté ce projet et j’apprécie beaucoup les éléments poétiques », glisse sa veuve, Odile Biyidi-Tobner, aussi écrivaine et universitaire. Les obstacles n’ont pas manqué. « Ce projet a été imaginé avant la période du Covid, avec une autre dynamique ! Il était plus large. En raison de la crise sanitaire, de restrictions budgétaires et de voyages, il a été révisé », rappelle Yves Chatap.
… espace d’expression des artistes
Dans l’orangerie du jardin des plantes de Rouen, la lumière inonde les œuvres présentées. Cette exposition collective réunit quinze artistes africains qui interrogent les concepts d’identité et de mémoires et interpellent les notions de territoires.
Fayçal Baghriche propose une série de drapeaux (différents) enroulés sur eux-mêmes, qui ne laissent voir qu’une seule couleur, le rouge, comme une identité nationale qui s’efface. Nu Barreto s’empare aussi du même symbole pour dénoncer la domination des pays occidentaux qui perdure. Il réinterprète le drapeau américain aux couleurs de l’Afrique (vert, jaune, rouge), le crible de balles, les étoiles, devenues noires, tombent.
Mo Laudi, à travers sa sculpture d’un homme qui lance un poing de lutte vers le ciel, couvert de cacao, raconte aussi la lutte de Banda dans Ville cruelle : « Banda frémit de colère. Ses yeux s’embuèrent de larmes. Non, rugit-il, ce n’est pas vrai ! Mon cacao est bon ! »
Les autoportraits photographiques de Samuel Fosso, en homme d’Église, répondent aussi aux réflexions de Banda : « Il en avait vu lui aussi des prêtres indigènes, et de près. C’était certainement les gens qui avaient le plus de privilèges parmi les Noirs. » Les peintures-miroirs de Sadikou Oukpedjo, des portraits mi-homme, mi-animal, questionnent l’origine de l’homme et de son identité. Ghizlane Sahli, elle, a réalisé une sculpture pour cette exposition : un énorme cœur blanc qui interroge la pureté de nos sentiments et des liens qui nous unissent, un cœur construit autour de déchets cousus de fil de soie.
Résidence fluviale
Le projet a accueilli plusieurs artistes africains en résidence aussi sur une péniche, invités à explorer la Seine, du Havre à Rouen. Odile Biyidi-Tobner rappelle que Mongo Beti considérait qu’une ville digne de ce nom devait être traversée par un fleuve. Rouen est traversée par la Seine, tout comme Tanga dans Ville cruelle : « Ce fleuve était une des curiosités de Tanga, une espèce de cirque permanent. »
Le commissaire de l’exposition se désole : deux artistes camerounais n’ont pas pu rejoindre la France pour cette résidence fluviale, malgré leurs documents en règle et un visa Schengen en poche. « Même sur un projet d’Africa 2020, les déplacements restent problématiques. On s’interroge sur la question de la mobilité et de la liberté », lâche Yves Chatap.
Au terme de cette traversée, une restitution sera réalisée dans différents lieux d’arts partenaires de Rouen Métropole et à la Cité internationale des Arts à Paris.
Promenade
Les événements autour de la Clairière d’Eza Boto vont se poursuivre jusqu’au mois de septembre. Une bonne occasion de promenade littéraire et artistique dans le sillon du fil rouge d’un grand écrivain camerounais, exilé et ancré à Rouen. « Cet auteur, philosophe, engagé et incontournable de la littérature africaine, n’a malheureusement pas trouvé de reconnaissance dans l’Hexagone à ce jour. L’histoire de Mongo Beti à travers son œuvre, entre exil choisi et imposé, invite chacun à penser la construction artistique comme un temps révolté ou subi », commente Yves Chatap.
Par Sylvie Rantrua
Article du Point Afrique du 04 juin 2021.